Entretien avec Gilles Yabi, directeur exécutif du Think Tank ouest-africain WATHI, sur la sécurité alimentaire en Afrique
Gilles Yabi est le fondateur et directeur exécutif de WATHI. Il oriente et supervise les activités du think tank dont l'équipe permanente est basée à Dakar (Sénégal). WATHI est une plateforme ouverte de production et de dissémination de connaissances et de propositions sur toutes les questions cruciales pour le présent et le futur de l’Afrique de l’Ouest et des autres régions du continent. Gilles Yabi est régulièrement invité à partager ses réflexions sur les questions politiques, économiques, d'éducation et de sécurité avec diverses organisations africaines et internationales. Il a également une longue expérience de l’interaction avec les médias, publie depuis une quinzaine d’années des tribunes sur les questions politiques et économiques africaines. Il anime la chronique hebdomadaire « Ça fait débat avec WATHI » diffusée sur Radio France Internationale (RFI).
Pensez-vous que la crise induite par la guerre en Ukraine constitue une opportunité pour repenser les modèles de développement en Afrique ?
Ma réponse est oui mais j’ajouterai toute suite que j’ai l’impression qu’on a dit exactement la même chose de la crise sanitaire (la COVID-19). Évidemment, c’était une crise sanitaire, donc produisant des effets graves négatifs mais on a estimé aussi que cela pouvait être une opportunité pour repenser un certain nombre de politiques en matière de santé mais aussi sur le plan économique. Dans beaucoup de domaines, on pouvait estimer qu’il y avait des leçons à tirer de la crise sanitaire et la possibilité de s’en servir comme d’une opportunité pour faire des changements assez profonds en Afrique. J’ai l’impression qu’on dit la même la chose en commentant la crise en Ukraine. Les effets ne sont pas les mêmes, les manifestations ne sont pas les mêmes que celles de la crise sanitaire, mais on est dans la même situation où on semble redécouvrir des fragilités qui sont de mon point de vue des fragilités connues, anciennes et documentées. Ce que je trouve un peu affligeant, c’est de les redécouvrir ou de faire semblant de les découvrir à chaque crise et d’attendre une prochaine pour faire le même commentaire et le même vœu. Il ne faudrait peut-être pas attendre une nouvelle crise majeure et globale pour se dire qu’il y a des choses à changer au niveau des politiques publiques.
Plusieurs analystes disent qu’il faut repenser notamment la question des politiques agricoles sur le continent pour aller vers une autosuffisance alimentaire et moins de dépendance sur les flux venant de l’extérieur ; ce n’est pas la première fois que cela se dit ; mais à votre avis et vu l’urgence causée par le contexte actuel, comment pensez-vous que ces politiques agricoles peuvent être repensées ?
Oui, alors, je reviens encore à la crise sanitaire parce que dans le cadre des travaux du think tank que j’anime, Wathi, on avait publié un rapport sur les leçons à tirer de la crise sanitaire pour les économies ouest-africaines et on avait aussi travaillé sur les leçons à tirer en matière de gouvernance politique. Nous allons publier dans les semaines prochaines un document sur les leçons de la crise en termes d’éducation. Sur le plan économique, la toute première recommandation de notre document sur les leçons de la crise pour les économies ouest-africaines concernait justement le besoin d’investir dans l’agriculture. Les politiques agricoles des pays du continent devraient permettre d’avoir une production plus importante permettant de répondre au besoin des populations en forte croissance dans un cadre régional et pas nécessairement en considérant l’autosuffisance au niveau de chaque pays comme étant la priorité absolue. Il s’agit d’adapter les productions agricoles aux conditions écologiques de chacun des pays et de s’attaquer aux obstacles les plus redoutables au développement agricole et agro-industriel, spécifiquement les énormes faiblesses en termes d’infrastructures logistiques et énergétiques, pour la conservation, le stockage, mais aussi les transports. Il faut s’intéresser enfin de manière très forte à l’économie réelle et identifier dans chaque secteur, notamment dans le secteur agricole, les obstacles les plus concrets à l’amélioration de la productivité. Ces obstacles ne sont pas seulement en rapport directement avec les politiques agricoles mais concernent aussi ces obstacles en termes de logistique, de transports qui alourdissent énormément les coûts et rendent parfois impossible la circulation des biens notamment agricoles d’une région à une autre même au sein d’un même pays. Il y a toute une série de sous-recommandations qu’on peut tirer sur la question des politiques agricoles, y compris sur les questions essentielles de formation, d’encadrement et de financement des producteurs, de recherche scientifique et d’amélioration des conditions de vie dans les zones rurales.
Je crois que si on devrait faire le même exercice aujourd’hui par rapport à la crise en Ukraine, on ferait exactement les mêmes recommandations. On a des problèmes de fond sur le plan économique qui sont bien connus. On doit essayer de travailler sur ces problèmes de fond qui sont des obstacles à la modernisation de l’agriculture et à la transformation des ressources naturelles, donc à l’industrialisation qui a aussi été négligée, même ignorée, au cours des dernières décennies dans beaucoup de pays africains. Comment est-ce qu’on profite, d’une certaine manière de ces crises successives pour remettre sur la table la question de l’industrialisation et des modalités de cette industrialisation dans un contexte qui est également celui de la contrainte imposée par les changements climatiques ? Comment est-ce qu’on peut développer une agriculture plus performante et assurer une transformation des produits agricoles ? Comment le faire en préservant l’environnement et avec des méthodes qui n’aggravent pas le problème climatique ? Il faut regarder l’ensemble des problèmes, ne pas simplement vouloir répondre à un problème spécifique aujourd’hui sur les céréales, sur tel ou tel produit. Ce que je veux ajouter aussi c’est que par rapport à la crise actuelle, il y a toute la discussion sur les céréales et la dépendance de beaucoup de pays dans le monde à l’égard de la Russie et de l’Ukraine. Mais lorsqu’on regarde de manière plus spécifique les différentes régions du continent et même des pays au sein de ces régions, on voit que les situations sont très contrastées et qu’il faut se méfier des généralisations. La question du blé est importante mais elle l’est beaucoup plus pour des pays spécifiques en Afrique du Nord comme l’Égypte que pour la plupart des pays d’Afrique de l’Ouest par exemple. La question de la disponibilité et du prix des engrais – largement importés - est cruciale pour la production agricole en Afrique de l’Ouest. La forte dépendance à l’égard de l’engrais importé expose effectivement très dangereusement les capacités de production des pays. Seul le Nigéria dispose dans toute cette région de quelques entreprises de production d’engrais, avec des capacités fort limitées par rapport aux besoins. On a semblé découvrir cette dépendance assez critique à l’occasion de cette crise. Les engrais sont stratégiques dans la mesure où ils impactent très fortement les rendements agricoles et donc la production alimentaire. Je crois qu’il faut donc regarder de manière désagrégée les conséquences de la crise russo-ukrainienne sur le plan économique parce qu’elles ne sont pas les mêmes d’un pays à un autre et d’une région à une autre du continent.
Les gouvernements africains ont tenté plusieurs mesures pour essayer de fixer/geler les prix afin que les populations soient moins impactées par l’inflation. Ces mesures ont eu un succès variable…comment analysez-vous ces différentes mesures et comment les évaluer à ce jour ?
Les mesures que vous évoquez sont des mesures assez traditionnelles de protection des populations par rapport à l’inflation, en essayant de limiter la hausse des prix des produits de consommation courante, notamment les prix des biens alimentaires et les prix de produits pétroliers qui affectent le prix des transports et par ce truchement, celui d’autres biens. Ces mesures sont importantes pour limiter les souffrances des populations brutalement impactées par la hausse des prix mais ce sont des mesures de court terme qui ne peuvent pas être maintenues au-delà d’une certaine durée. Faire des efforts pour protéger les populations notamment urbaines, c’est aussi, pour les gouvernements, essayer de réduire le risque d’éclatement de crises sociales voire de crises politiques. On ne peut pas dire qu’il ne faut rien faire alors que le risque de crises économiques, sociales et politiques est réel. Il est de la responsabilité des gouvernements de réagir mais il faut clarifier la hiérarchie des objectifs lorsqu’on intervient pour soulager les populations qui font face à une forte inflation : s’agit-il de protéger les populations les plus pauvres et les plus vulnérables ? S’agit-il de limiter les effets de l’inflation sur des secteurs d’activité économique spécifiques ou sur l’ensemble de l’économie qui est perturbée lorsqu’il y a une grande incertitude sur l’évolution des prix ?
Les gouvernements doivent se poser toutes ces questions et prendre aussi le temps de la concertation avec les acteurs de la vie économique et sociale avant de prendre des décisions qui ont un coût important. La question du ciblage de ce type de mesure est essentielle et elle n’est pas simple. On sait par exemple qu’elle se pose lorsqu’on décide de subventions importantes sur des produits pétroliers par exemple. Qui sont les acteurs qui en bénéficient le plus ? Dispose-t-on d’alternatives mieux ciblées sur les populations les plus vulnérables ? Il faut regarder de près ce que signifie chaque mesure en termes de catégorie de bénéficiaires, et éviter que des décisions censées soulager les plus démunis soient détournées au profit d’acteurs économiques intermédiaires très bien placés pour profiter de toute décision de politique publique du fait d’un accès privilégié à l’information. Les mesures de court-terme viennent généralement avec le risque d’absence de transparence et de contrôle. On a vu que les réponses économiques de court terme des États à la pandémie se sont traduites dans de nombreux pays par des scandales de corruption, de détournement de ressources ou de gaspillage. Ensuite, se pose la question de la capacité des gouvernements à maintenir des mesures comme la fixation et le contrôle de certains prix au-delà de quelques semaines ou de quelques mois. Si la guerre en Ukraine se poursuit et que les incertitudes économiques qui en résultent se traduisent par toujours plus d’inflation, il ne sera pas possible de continuer à répondre par des mesures qui coûtent très cher aux États. Les inquiétudes reviennent dans les pays africains quant à la stabilité macro-économique, en particulier le ré-endettement rapide. Comment répondre aux conséquences immédiates de l’inflation tout en préservant la capacité d’investissement public et privé dans les secteurs clés pour l’avenir ? Cela reste un défi majeur. Nous ne devons jamais perdre de vue la perspective de moyen et de long terme et les réponses aux faiblesses structurelles des économies africaines.
Dans ce contexte de Cop 27, les priorités de beaucoup de pays africains est la question de l’adaptation et des mécanismes pour y parvenir. Mais il y a aussi tout un débat autour de l’exploitation des ressources de l’énergie fossile surtout le gaz. Comment vous voyez cela en termes des avantages que cela pourrait amener à court terme à un pays comme le Sénégal par exemple en termes de soutien à l’industrialisation ? Quels sont les risques à moyen et long terme pour la mise en place des industries qui sont basées sur une énergie fossile ?
C’est une question très importante, très délicate et très actuelle. Il est difficile de demander à un pays qui vient de découvrir d‘importantes ressources énergétiques, donc stratégiques, comme le gaz et qui se dit que cela représente une opportunité inespérée de bénéficier de rentes, une bénédiction, de renoncer à exploiter ses réserves. Cette question se poserait à tout autre pays dans toutes les régions du monde dans la même situation. Les rentes issues du gaz pourraient être une manne financière qui pourrait changer la trajectoire économique d’un pays si les réserves sont vraiment massives et si les rentes sont bien gérées et intelligemment réinvesties dans des secteurs productifs et dans le développement humain. Je pense qu’il faut donc reconnaître qu’il s’agit d’une question difficile et qu’il n’y a pas d’injonction à donner à un pays comme le Sénégal, ou le Mozambique à l’autre bout du continent, dont les réserves de gaz sont beaucoup plus importantes. WATHI a organisé il n’y a pas longtemps une conversation publique avec le vice-président du Groupe intergouvernemental d’études sur le climat (GIEC), Youba Sokona, citoyen et scientifique malien spécialisé sur les questions d’énergie. Nous avons abordé beaucoup de questions dont celle de l’exploitation ou non d’énergies fossiles comme le gaz par les pays africains. Son propos consistait à dire qu’il fallait se garder de toute réponse simple et immédiate et d’abord disposer de résultats de recherche pour pouvoir se décider. Ce qui est certain, c’est que les choix de chaque pays doivent être guidés par la prise en compte de la situation initiale en termes de sources d’énergie disponibles, d’accès des populations à l’énergie, de possibilités de développer les énergies renouvelables au cours des prochaines décennies et de projection d’évolution des besoins d’énergie. L’un des messages clés consiste donc à ne pas prendre des décisions aujourd’hui sur la seule base d’une conjoncture favorable pour le gaz naturel par exemple en raison de la crise russo-ukrainienne actuelle en oubliant l’impératif de réduction globale, donc partout où cela est possible, des émissions de carbone issues des énergies fossiles, en oubliant les nombreux exemples non concluants de pays africains producteurs de pétrole et de gaz pendant des décennies qui n’ont pas amélioré les conditions de vie de leurs populations. Et en oubliant que les choix énergétiques se traduisent par des investissements lourds et coûteux et que ces choix ne sont donc pas réversibles à court ou même à moyen terme.
Il faut disposer de données scientifiques précises pour pouvoir se prononcer sur la question de nouveaux projets d’exploitation des ressources gazières dans un contexte d’urgence à réduire les émissions de carbone à l’échelle de la planète. Dans l’échange que j’ai eu avec le Professeur Youba Sokona, il s’agissait précisément de contextualiser la question du changement climatique et de focaliser la réflexion sur comment réconcilier les exigences globales par rapport au changement climatique avec le besoin d’amélioration des conditions de vie des populations. Cela nous amène à une discussion large sur les adaptations concrètes, tous les changements d’approche, à faire dans tous les domaines de l’activité humaine dans les pays africains. Cela va des transports à la cuisson pour l’alimentation, en passant par les modes de production agricole et industrielle. On ne discute plus seulement de concepts généraux comme l’atténuation et l’adaptation au changement climatique mais de développement économique, social, humain, compatible avec la protection du climat et celle de la biodiversité, de développement durable en somme.
Quel rôle peuvent jouer les acteurs de la société civile dans ce contexte de guerre en Ukraine, de l’inflation et aussi la question énergétique. Quel rôle joue Wathi en tant que Think tank ouest-africain basé en Afrique dans ce contexte spécifique ? Avez-vous pu avancer un certain nombre de mesures pour trouver des solutions à ces crises auprès des différents gouvernements et comment ces mesures sont-elles reçues ?
Wathi se définit comme un think tank citoyen, et a donc un positionnement particulier. Il y a des think tank et des centres de recherche spécialisés qui produisent des publications et formulent des recommandations sur des sujets spécifiques sur lesquels ils travaillent au quotidien. Wathi est un think tank qui est généraliste et qui met l’accent sur le débat public permanent ouvert à des experts, des observateurs, des acteurs politiques, économiques et sociaux très divers. Même s’il nous arrive de travailler sur des questions spécifiques et de produire des publications assorties de recommandations, nous nous abstenons de réagir à tous les faits d’actualité par des recommandations précises sans avoir eu le temps de faire de la recherche ou d’examiner la recherche produite par d’autres. Pour répondre tout de même à votre question, le premier élément pour nous, c’est la nécessité de ne pas être justement toujours dans la réaction à des crises, c’est le fait de garder le cap, la focalisation sur les questions qui sont fondamentales pour les pays de la région, celles qui déterminent la capacité des États et des acteurs de la société à trouver les réponses appropriées aux crises qui ne manqueront pas de survenir, sans compromettre les objectifs stratégiques de moyen et de long terme. C’est vraiment le positionnement dès le départ de Wathi : décrypter les systèmes économiques, les systèmes politiques, les systèmes d’éducation tels qu’ils fonctionnent dans la réalité, de manière à changer ce qui doit l’être et à nous projeter dans l’avenir avec davantage de clarté et de sérénité. On adopte cette approche aussi parce que la marge de manœuvre aujourd’hui pour répondre aux crises, qu’elles soient politiques ou économiques, est limitée par ce qu’on n’a pas fait – ou bien fait - pendant 20, 30, 40 ans dans les pays de la région. Si on prend l’exemple des questions agricoles, on découvre qu’on a eu une très grande dépendance par rapport à certaines céréales ou par rapport aux engrais. On peut prendre des mesures de court terme pour diversifier les sources d’approvisionnement, trouver des ressources extérieures pour faire face à la hausse des prix, mais évidemment on ne va pas d’une année à une autre, même en deux ou trois ans en réalité, faire émerger des unités de production d’engrais par exemple. On peut en dire autant dans plusieurs domaines. Nous devons nous attaquer aux déficits structurels, d’infrastructures, de transports, de logistique et de formation, d’éducation, de recherche scientifique. Nous estimons qu’il faut travailler sur ce qui nous permettrait de renforcer nos institutions : les États dans leur capacité à concevoir et à mettre en œuvre des politiques publiques ; nos institutions politiques de manière à ce que les gouvernants puissent écouter les populations qu’ils sont censés servir; les institutions éducatives parce qu’elles constituent le socle sur lequel repose tout le reste. Si on n’a pas le capital humain qu’il faut, on n’aura jamais la capacité de répondre efficacement aux différentes crises, dans un monde extrêmement complexe avec de l’interdépendance à tous les niveaux et des rapports de forces qui ne sont pas favorables aux pays africains. Le coût aujourd’hui des choix qui ont été faits hier par beaucoup de dirigeants, parfois ou souvent encouragés par des acteurs extérieurs, est énorme. Si on prend par exemple l’exemple des infrastructures de transport, comment expliquer qu’on n’ait même pas su maintenir les quelques lignes de train qu’il y avait dans les pays ouest-africains il y a quelques décennies, sans même parler de les développer et de faire du rail la première priorité en termes d’infrastructure pour accélérer l’intégration économique et humaine en Afrique de l’Ouest ? Le positionnement qui est le nôtre consiste à dire qu’il y a l’actualité internationale, il y a ce qui mobilise l’attention lors des multiples rencontre internationales, il y a ce sur quoi on veut nous faire réfléchir, et il y a ce qui est le plus important et prioritaire pour les pays africains. Nous devons rester concentrés sur nos enjeux vitaux du présent et surtout du futur : améliorer nos infrastructures, notre capital humain, la gouvernance de nos États et de nos sociétés, optimiser l’usage de nos ressources, naturelles, humaines, financières… Si on ne fait pas cela, on sera toujours dans une grande incapacité à répondre aux crises et à défendre l’intérêt des populations africaines actuelles et à venir dans un monde rugueux où les rapports de forces, davantage que la solidarité et le sens d’un avenir commun, restent le facteur dominant.
J’ai suivi un peu le rôle de votre organisation dans la région sahélienne. Comment vous voyez l’avenir de la région sahélienne et les options militaires par rapport au dialogue politique en cours de négociation. On a vu presque 10 ans d’action militaire dans un pays comme le Mali et le Burkina avec peu de succès. Quelle est l’approche qui mériterait d’être suivie afin de résoudre ce qui semble bien ancré sur le terrain en termes de conflit et de contestation entre les groupes armés et les populations ?
Sur la question sur le Mali, ou du Sahel du manière plus générale, le constat actuellement est que la situation est très mauvaise, très préoccupante et particulièrement incertaine. On ne peut pas se projeter aujourd’hui sur la situation au Mali ou au Burkina Faso même à 6 mois. On ne sait pas exactement ce qui peut se passer. La diversité des acteurs et la divergence de leurs intérêts sont telles qu’on ne peut pas anticiper les actions qui peuvent être entreprises par les uns et les autres. On voit bien qu’il n’y a pas une vision claire au niveau des autorités en place au Mali sur l’avenir politique du pays. On a un projet de nouvelle constitution, on a un calendrier électoral censé aboutir au retour à un pouvoir disposant d’une légitimité démocratique. Mais lorsqu’on lit le projet de constitution, on n’a pas vraiment l’impression qu’il répond au besoin de refondation institutionnelle qui a pourtant été présentée comme étant des arguments majeurs de la transition et de sa durée. Et on n’a pas l’impression que le gouvernement actuel à Bamako dispose aussi d’un agenda politique clair par rapport au nord du pays d’où est partie la crise en 2012. Est-ce que l’accord de paix de Bamako issu du processus d’Alger est toujours la base d’une véritable réunification du pays, de l’instauration d’un ordre politique et d’une organisation de l’État acceptées partout, de Kidal à Sikasso, de Menaka à Kayes? Il y a donc beaucoup d’incertitudes sur la vision des autorités en place et d’autre part, une situation sécuritaire très dégradée dans certaines parties du pays où ce sont les groupes armés rivaux qui se disputent le contrôle du territoire, à coups d’affrontements réguliers violents. Les autorités maliennes se félicitent souvent de la montée en puissance de l’armée, de ses victoires sur les groupes terroristes et elles assument aussi le changement d’alliance stratégique spectaculaire en faveur de la Russie officielle mais les succès militaires annoncés sont difficiles à apprécier dans un contexte d’information extrêmement limité et contrôlé. Il faut aussi dire qu’au Mali comme au Burkina Faso, on a déjà entrepris des dialogues avec les groupes armés. Ce sont certes des dialogues ponctuels, localisés, mais il s’agit bien de dialogues. La question n’est donc pas de savoir s’il faut dialoguer ou pas avec des groupes armés qui recourent au terrorisme, elle est de savoir dans quel cadre on dialogue et avec quels objectifs. Est-ce qu’il s’agit de dialogue pour permettre une forme de stabilisation locale, un retour à la sécurité des populations dans une localité donnée, ou est-ce qu’on envisage le dialogue avec tous les groupes armés comme étant une stratégie politique de sortie de crise. Sur cette dernière question, je suis assez circonspect. Je pense qu’on a tort d’opposer réponse sécuritaire et réponse politique dont le dialogue est une composante. Je pense qu’il faut se poser la question de ce que ça signifierait d’accepter que le rapport de force soit durablement en faveur des groupes armés et donc en défaveur des États, même si ceux-ci ont largement contribué par leurs défaillances, leurs compromissions, leurs graves errements, à faciliter le travail d’implantation et de consolidation des groupes armés. Je ne suis pas sûr que le dialogue des États en position de grande faiblesse avec les groupes armés, y compris les plus violents, créerait les conditions d’un avenir serein pour la région. On ne peut pas seulement réfléchir à des solutions de court terme pour améliorer la sécurité, et ignorer les implications possibles pour l’ensemble de la région ouest-africaine dans 5, 10 ans ou 15 ans. Qu’est-ce qu’on veut construire comme système politique ? Qu’est-ce qu’on veut comme évolution des sociétés sahéliennes et ouest-africaines ? Quel type de rapport entre la religion, l’État et la société, permettrait d’avoir le plus de chances de gérer la riche diversité des communautés humaines qui coexistent dans chacun des pays de la région ? Comment réduire les incitations et les possibilités de recourir à la violence pour la défense des intérêts de tel ou tel groupe à la moindre frustration ? Il y a beaucoup de questions qu’il faut se poser pour réduire le risque de choisir des options qui pourraient améliorer la situation sécuritaire à court terme mais assombrir les perspectives de paix, de sécurité et de progrès économique et social de toute la région à moyen et à long terme.